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"N'oublie pas de rechercher aussi le bonheur que procure une compréhension nouvelle, apportant un lien supplémentaire entre le monde et toi. Ce devrait être l'oeuvre à laquelle tu apportes le plus grand soin, et dont tu puisses être le plus fier."

 

Albert Jacquard, A toi qui n'est pas encore né.

"On se fait généralement du progrès une idée fort élémentaire"

 

Régine Pernoud (1909-1998), historienne

"Moins d'histoire et de chronologie, ça ne va pas faire des jeunes gens modernes, ça va faire des jeunes gens amnésiques, consensuels et obéissants

Régis Debray

 

 

"Les véritables hommes de progrès ont pour point de départ un respect profond du passé"

Ernest Renan

 

 

25 novembre 2022 5 25 /11 /novembre /2022 11:08

De nos jours la religion est souvent considérée comme une source de discrimination, de désaccord et de désunion. En vérité, pourtant, elle a été le troisième grand unificateur de l’humanité avec la monnaie et les empires.

Les ordres sociaux et les hiérarchies étant toujours imaginaires, tous sont fragiles, et le sont d’autant plus que la société est vaste. Le rôle historique crucial de la religion a été de donner une légitimité surhumaine à ces structures fragiles. Nos lois assurent les religions, ne sont point le résultat de caprices des hommes, mais sont ordonnées par une autorité absolue et suprême. De ce fait, au moins certaines lois fondamentales sont hors d’atteinte, assurant ainsi la stabilité sociale. La religion peut donc se définir comme un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en l’existence d’un ordre surhumain. Cette définition implique deux critères distincts :

1) Les religions supposent qu’il existe un ordre surhumain, qui n’est pas le produit du caprice ou des accords des hommes. Le football professionnel n’est pas une religion parce que, malgré ses multiples lois, rites et rituels souvent bizarres, tout le monde sait que le foot est une invention humaine et que la FIFA peut à tout moment élargir la taille des buts ou supprimer la règle du hors jeu.

2) Fondée sur cet ordre surhumain, la religion instaure des normes et des valeurs qui engagent. Beaucoup d’occidentaux croient aux fantômes, aux fées et à la réincarnation, mais ces croyances ne sont pas une source de normes morales et comportementales. A ce titre, elles ne constituent pas une religion.

Bien qu’elles puissent légitimer des ordres sociaux et politiques très larges, toutes les religions n’ont pas actualisé ce potentiel. Pour unir sous son égide un vaste territoire peuplé de groupes humains disparates, une religion doit posséder deux autres qualités. Premièrement, elle doit épouser un ordre surhumain universel qui est vrai toujours et partout. Deuxièmement, elle doit insister pour répandre cette croyance auprès de tous. Autrement dit, elle doit être universelle et missionnaire.

Les religions les plus connues de l’histoire, tels l’islam et le bouddhisme, sont universelle et missionnaires. Par voie de conséquence, les gens ont tendance à croire que toutes les religions leur ressemblent. En fait, la plupart des religions anciennes étaient locales et exclusives. Leurs adeptes croyaient à des divinités et à des esprits locaux, et ne se souciaient pas de convertir toute l’espèce humaine. Pour autant qu’on le sache, les religions universelles et missionnaires n’ont commencé à apparaître qu’au Ier millénaire avant notre ère. Leur émergence fut l’une des révolutions les plus importantes de l’histoire et une contribution vitale à l’unification de l’humanité, au même titre que l’émergence d’empires universels et d’une monnaie universelle.

Yuval Noah Harari, Sapiens une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2011

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5 décembre 2020 6 05 /12 /décembre /2020 19:35

virginia"Franklin Roosevelt a-t-il manipulé l'opinion lors du raid japonais sur Pearl Harbour ? Cette accusation est loin d'être invraissemblable. 

L'opinion américaine est encore plus hostile à l'entrée en guerre en 1940 qu'en 1917. Le non-remboursement des dettes de guerre par les alliés européens avait renforcé le courant isolationniste qui s'était exprimé par le refus du Sénat américain de signer le traité de Versailles négocié par Wilson. (...) Le 26 novembre 1941, Cordell Hull déclare qu'il se "lave les mains" de l'issue des négociations nippo-américaines. Elles ne peuvent aboutir et les américains le savent. Si les responsables mentent par omission au public, c'est qu'ils attendent la faute ultime de l'ennemi, celle qui permettra de faire entrer leur pays dans la guerre.

Ils sont au courant des préparatifs japonais, ayant décrypté le code secret nippon Magic. On peut se demander alors si l'étude des télégrammes japonais n'avait rien appris à la marine américaine sur la concentration opérée par l'amiral Yamamoto à partir de janvier 1941. A cette date, précisément, la flotte de guerre américaine vient d'être transférée de la base de San Diego en Californie à Pearl Harbour. Joseph Crew, l'ambassadeur des Etats-Unis à Tokyo, a fait savoir à Washington que les japonais "préparaient un projet fantastique" sur Pearl Harbour. Les équipes de renseignement ont décodé les messages de l'état-major japonais demandant au consulat du Japon dans les îles Hawaï de fournir tous les renseignements possibles sur la base de Pearl Harbour. Pour des raisons inexplicables, la décodeuse de la base est déplacée, remplacée par un appareil anglais moins fiable, comme si les renseignements concernant Pearl Harbour n'intéressaient pas l'état-major américain. Il s'attend plutôt à une attaque sur Guam ou les Philippines. Quand les chefs américains de la base de Pearl Harbour, W.C Short et H.E Kimmel, reçoivent un télégramme de "menace de guerre", ils constatent que les porte-avions ont été retirées prestement. Le Saratoga fait route vers la Californie, le Lexington vers Midway, l'Enterprise vers l'île de Wake. Les cuirassés et les navires restés sur place ne sont pas d'un intérêt vital pour la riposte américaine. On a pu penser qu'on les avait laissés à Pearl Harbour pour y servir d'appât. Au reste, sur les 18 bâtiments touchés par les torpilles japonaises, la plupart reprendront du service dans les mois suivants. La flotte américaine n'avait donc pas subi un désastre irréparable. Ses porte-avions géants étaient indemnes ainsi que ses sous-marins.

Roosevelt a-t-il menti ? A-t-il fait délibérément le sacrifice de 2500 G.I et marins tués à Pearl Harbour pour obtenir l'adhésion de tout son peuple à l'entrée massive et immédiate dans la guerre mondiale ? Le pacifisme restait jusqu'au bout très fort dans l'opinion publique américaine. (...) Le 6 décembre 1941, quand le Japon est déjà, selon ses services de renseignements, au bord de la guerre, le président Roosevelt prend l'initiative d'envoyer un message officiel à l'empereur Hiro-Hito pour lui demander de renouer les négociations. Il sait parfaitement grâce à ses décodeurs que l'ambassadeur Nomura doit avertir le gouvernement des Etats-Unis de l'attaque fixée, exactement à 13 heures, le 7 décembre, vingt minutes avant l'heure H. Il avait pour tâche de remettre un mémorandum dont les services américains avaient déjà décodé 13 points sur 14 dès le 6 décembre. 

Le 7 décembre au matin était décodé le 14è point: c'était l'ultimatum. Le général Marshall envoyait aussitôt des télégrammes à toutes les bases américaines de Hawaï, de Panama et des Philippines. Le message arrivait trop tard au commandement de Pearl Harbour. Les vagues d'avions bombardiers avaient déjà frappé. Pourquoi la base de Pearl Harbour n'a-t-elle pas été aussitôt prévenue, aussi vite que les autres ? (...)Le Japon avait réussi à surprendre les américains, non sur le jour de leur attaque, mais bien sur le lieu.(...)

 Que le raid contre Pearl Harbour fût ou non une surprise pour l'état-major politique et militaire (Roosevelt, Marshall, MacArthur), il avait permis de dénoncer "l'infâmie" d'un ennemi qui avait tiré sur des cibles désarmées, sans déclaration de guerre."

Pierre Miquel, Les mensonges de l'histoire, 2008

 

Pour un article plus détaillé voir là: http://polemique.roman-livre.com/veritable-histoire-de-pearl-harbour/

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24 septembre 2020 4 24 /09 /septembre /2020 17:54

"Emus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l'appréciation des évènements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants:

L'histoire n'est pas une religion. L'historien n'accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne reconnaît pas de tabous. Il  peut être dérangeant.

L'histoire n'est pas morale. L'historien n'a pas pour rôle d'exalter ou de condamner, il explique.

L'histoire n'est pas esclave de l'actualité. L'historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n'introduit pas dans les évènements d'autrefois la sensibilité d'aujourd'hui.

L'histoire n'est pas la mémoire. (...) L'histoire tient compte de la mémoire, elle ne s'y réduit pas.

 

C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique."

 

Signé par un groupe d'historiens et historiennes dont Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Pierre Milza, Pierre Nora, René Rémond, J-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Marc Ferro...

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12 décembre 2019 4 12 /12 /décembre /2019 13:05

L’hétérogénéité est le trait dominant de l’Empire ottoman. Les peuples y abondent. On a parlé des Grecs, des Serbes, des Bulgares, des Roumains, des Arméniens, des Turcs, des Arabes, des Tatars, des Kurdes et des Tsiganes. On aurait pu citer aussi les Berbères, qui vivent dans les lointaines régences de Méditerranée, les Hongrois ou encore les Albanais.

Pour nos lecteurs désireux d’enrichir leur vocabulaire, on pourrait encore ajouter les Lazes, une population caucasienne, les Aroumains, des romanophones des Balkans, ou encore les Pontiques, descendants des Grecs de l’Antiquité installés le long de la mer Noire (alors nommée Pont-Euxin). Dans sa biographie de Constantinople (1), le Britannique Philip Mansel affirme que l’empire compta jusqu’à 72.5 nationalités différentes, le demi correspondant aux Tsiganes, victimes de préjugés qui n’ont pas cessé.

REPÈRES

Au XVIe siècle, les non-musulmans représentent:

– 13 à 18% de la population de Damas

– 42% de celle d’Istanbul

– 75% de celle de Salonique (parmi lesquels 55% sont juifs)

– 90% de celle d’Athènes

Sur 84 grandes villes des Balkans, 21 sont majoritairement non musulmanes (selon Frédéric Hitzel, L’Empire ottoman, XVe-XVIIIe siècleop. cit.).

[…]

Millets

Les Ottomans ne cherchent pas à unifier ce patchwork. Au contraire, ils en font leur système de pouvoir. L’empire est organisé en divers millets («communautés») auxquels chaque sujet est tenu d’appartenir en fonction de sa religion. Les musulmans ont le leur, qui a, évidemment, la prééminence. À sa tête est symboliquement placé le sultan lui-même, puisqu’il joue le rôle de calife, c’est-à-dire de chef religieux, même si les Ottomans n’ont porté ce titre que très tardivement, au XIXe siècle.

La majorité des chrétiens orthodoxes appartiennent au millet des rums (les «Romains»), placé sous l’autorité du patriarche de Constantinople. Les Arméniens ont le leur, sous la houlette de leur catholicos, chargé également des autres Églises issues des lointains schismes des débuts du christianisme, les nestoriens, les coptes d’Égypte, etc. Enfin, il existe un millet pour les juifs, eux-mêmes subdivisés selon leur provenance. Les romaniotes sont, comme les rums chrétiens, les anciens sujets byzantins, lesashkénazes viennent d’Allemagne ou d’Europe centrale, lesséfarades d’Espagne.

Chaque communauté gère son propre système judiciaire, en particulier pour ce qui concerne le «statut personnel» (les questions d’héritage, de mariage, etc.). Souvent, le millet organise son propre système éducatif. Son chef est responsable du bon ordre au sein de sa communauté, et surtout de la collecte de l’impôt, qui diffère selon la religion. Les non-musulmans en paient plus. On voit bien l’idée pour le pouvoir central. Je ne veux voir qu’une tête, ou plutôt je ne veux voir qu’une calotte ou une kippa, pour le reste débrouillez-vous entre vous. On comprend aussi que ces corps intermédiaires puissants placés entre les individus et leur monarque confèrent à l’Empire ottoman une nature particulière, puisqu’ils réussissent à faire de la diversité religieuse un élément essentiel de l’ossature de l’État.

Pour autant, si la structure en millets est une invention ottomane, la situation religieuse générale de l’empire ne lui est pas propre. Les grands États musulmans contemporains dont nous avons parlé en introduction de cette deuxième partie comptent beaucoup de non-musulmans. De nombreux juifs vivent depuis très longtemps dans le sultanat du Maroc. Ils voient leurs rangs grossir au XVIe siècle avec l’afflux des réfugiés chassés de l’Espagne redevenue catholique. D’autres juifs, mais aussi des chrétiens et des zoroastriens sont sujets du shah de Perse. Beaucoup d’hindous habitent l’Inde du Nord des Grands Moghols. Et l’on pourrait bien sûr trouver semblable situation en remontant les siècles jusqu’au début de l’histoire musulmane. Depuis la conquête arabe du VIIe siècle, l’ensemble des régions qui sont devenues musulmanes abritent leurs minorités religieuses. Le moment est donc idoine pour élargir notre propos et revenir sur cette question qui court depuis le début de ce livre: comment l’islam les a-t-il traitées?

Tolérance et désarmement

Dans notre XXIe siècle crispé et obsédé par les rapports entre l’Occident et l’islam, le sujet fait couler beaucoup d’encre, il est sensible et souvent manipulé dans un sens ou dans l’autre. Comme cela est fréquent, on a tendance à l’aborder en relisant l’histoire par la fin, et cela brouille tout. Le déclin du monde ottoman au XIXe siècle et les épouvantables exactions à l’égard de nombreuses minorités qui ont scandé cette agonie; la création de l’État d’Israël et les guerres judéo-arabes qui s’en sont suivies; ou encore l’explosion d’un islamisme haineux et intolérant au XXIe siècle brouillent le regard et poussent chacun, selon ses convictions politiques, sa propre mémoire ou ses blessures, à réécrire l’Histoire.

On se trouve le plus souvent face à deux excès inverses. Le premier consiste à tisser une légende rose faisant de l’islam classique une religion qui n’a été que tolérance et ouverture. Le second n’a de cesse de repeindre cette légende dans le noir de l’exclusion, du sectarisme et de la domination. Comme toujours, l’un et l’autre sont vrais et faux à la fois, puisque l’un et l’autre prétendent s’appuyer sur une réalité dont ils ne font qu’extraire des éléments pour la distordre. Tâchons donc d’être plus juste en synthétisant les choses sans trahir la vérité.

Au-delà de leurs différences de système politique, toutes les sociétés musulmanes ont usé, pour gérer leurs relations avec les non-musulmans, du même cadre général, leur proposant le statut de dhimmi – «protégés», ou plutôt «tributaires» (2) –, que nous avons déjà évoqué. Il a été mis en place par la «convention» ou le «pacte d’Omar» et remonte au début des conquêtes arabes, même si l’on ne sait pas exactement à quand, puisqu’on ignore si le nom d’Omar désigne le fameux calife conquérant de Jérusalem, comme la tradition le pose toujours, ou plutôt l’un de ses successeurs. Il formalise la place particulière que réserve le Coran aux «peuples du Livre» en tant que fils d’Abraham et monothéistes.

Plus tard, il est étendu aux zoroastriens et aux hindous. Tous ont le droit de pratiquer librement leur culte, tous sont protégés en tant que communauté, mais, en échange, ils doivent accepter de se soumettre à la seule religion reconnue comme étant dans la Vérité, l’islam. L’idée, écrit Michel Abitbol dans le long et passionnant livre qu’il a consacré aux rapports entre juifs et Arabes depuis le VIIe siècle, est qu’ils sont «tolérés et désarmés (3)».

Cette tolérance se paie. Les dhimmi doivent verser aux nouveaux maîtres des impôts particuliers, un impôt de capitation (c’est-à-dire payé par individu) et un autre sur la terre. Et cette soumission doit être marquée dans la vie quotidienne. Des lois de comportement sont censées rappeler à chaque instant qui est l’inférieur. Le dhimmi ne peut porter d’arme, n’a pas le droit de monter à cheval, doit arborer des vêtements de couleurs distinctes, ne peut épouser une musulmane. Son témoignage ne pèse rien face à celui d’un musulman. Et il lui faut pratiquer son culte de façon discrète, ne pas faire de bruit dans les processions, ne pas sonner les cloches trop fort, et le faire depuis des clochers qui ne peuvent être plus hauts que les minarets.

On comprend mieux, sans doute, la possibilité qu’a chacun de relire cette histoire comme ça l’arrange. Elle contient tout à la fois. Nos peintres en rose insisteront sur l’idée première, celle de la «protection» offerte par l’islam aux gens du Livre. N’est-ce pas la preuve de sa générosité? Leurs adversaires ne retiendront que le corollaire du même texte, insistant sur les marques de soumission imposées aux minoritaires. Il arriva d’ailleurs qu’elles le soient de façon mesquine. À certains moments de l’histoire duMaroc, rappelle Abitbol, on exigea des juifs de se déchausser chaque fois qu’ils passaient devant une mosquée. Ou encore en Perse, jusqu’au XIXe siècle, on interdisait aux mêmes juifs de sortir par temps de pluie, car on estimait qu’ils souillaient l’eau.

Seulement, on pourrait tout autant, pour faire pencher la balance du côté de la première thèse, tenir le compte des longues périodes de l’histoire musulmane pendant lesquelles ces mesures tombèrent en désuétude sans choquer quiconque, permettant à chacun de vivre tranquillement le culte qui était le sien. Seules l’interdiction pour un non-musulman d’épouser une musulmane et l’impossibilité faite à un musulman d’apostasier, c’est-à-dire d’abandonner l’islam au profit d’une autre religion, ont été constamment appliquées, nous rappelle Albert Hourani (4), ainsi que les mesures fiscales, évidemment. Rares sont les pouvoirs qui oublient un impôt.

 

L'Orient mystérieux et autres fadaises, par François Reynaert
Fayard, 400 p., 23 euros

(1) Philip Mansel, Constantinople : la ville que désirait le mondeop. cit.
(2) Littéralement, celui qui doit payer un tribut.
(3) Michel Abitbol, Le Passé d’une discorde, Perrin, coll. «Tempus», 2003.
(4) Albert Hourani, Histoire des peuples arabesop. cit.

 

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30 septembre 2019 1 30 /09 /septembre /2019 17:19

paradoxe-francais

Un paradoxe français (Albin Michel 2008) de Simon Epstein, historien français qui réside à Jérusalem, bouscule nombre d’idées reçues et de clichés sur les années 1920,1930 et 1940, qui pèsent fortement sur les grands débats de société contemporains. L’auteur s’appuie sur des centaines de parcours individuels qu’il analyse sans parti pris tout en dénonçant les manipulations de l’histoire officielle depuis 1945.

Il montre, au rebours de croyances largement répandues, comment une partie de la gauche antiraciste des années 1920 et 1930, mobilisée autour de la LICA[1],  s’est massivement ralliée au pacifisme en 1938, avant de rejoindre le régime de Vichy ou les mouvements ultra collaborationnistes. A l’inverse, il souligne que la droite républicaine mais aussi  les partis « nationaux » – Camelots du roi ou Jeunesse patriotes – ont joué un rôle décisif  dans l’essor de la Résistance française à ses débuts.

I/ Exemples de personnalités du régime de Vichy venues de la gauche antiraciste

René Belin, numéro 2 de la CGT déclare à la revue anti-raciste « Droit de vivre » en juin 1939: « La classe ouvrière est profondément anti-raciste. Je suis entièrement d’accord avec l’action de la LICA ». Cela ne l’empêche pas de devenir ministre de la production industrielle et du travail du maréchal Pétain et de figurer parmi les signataires du statut des Juifs du 8 octobre 1940.

Gaston Bergery, membre du parti radical, écrit en 1936 « Le racisme et l’antisémitisme sont contraires à l’idée de Nation… C’est la diversion, le recherche du bouc émissaire, et c’est là une opération abominable ». Cependant, il vote les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940, devient un militant actif de la Révolution nationale et de la collaboration, avant d’être nommé ambassadeur du maréchal à Moscou puis à Ankara.

Georges Bonnet, député radical-socialiste, ministre des affaires étrangères en 1938 et 1939, président d’honneur du « Deuxième congrès international du rassemblement mondial contre le racisme » déclare en 1938 « La France doit donner l’hospitalité à tous ceux dont la vie est menacée ». Pourtant, lui aussi devient un notable de Vichy et approuve la rencontre de Montoire entre Pétain et Hitler dont il salue le « caractère historique » car « marquant le début d’une organisation nouvelle de l’Europe dans laquelle la France et l’Allemagne, chacune avec son génie, doivent tenir une place… »

Gratien Candace, député de gauche de la Guadeloupe proclame en janvier 1939 que « le racisme est la plus grande honte politique et sociale du XX ème siècle ». Lui aussi vote les pleins pouvoir au régime du maréchal Pétain et entre dans le « Conseil national » de Vichy.Charles Pivert, militant à la SFIO déclare lors d’un congrès de la LICA que « le fascisme comme le racisme, est un état de régression sociale ». Pourtant, il adhère sons l’occupation à une organisation collaborationniste « France-Europe » et écrit dans la revue « Germinal ». Eugène Frot, député socialiste, plusieurs fois ministre, est membre d’honneur « du centre de liaison des comités pour le statut des immigrés » (lié à la LICA). Il vote pour Pétain en juillet 1940, intègre le Conseil national de Vichy et « l’amicale lavaliste ».

II/ Intellectuels, écrivains, journalistes

L’auteur cite divers intellectuels et écrivains, connus pour leur engagement  humaniste et antiraciste, dans les années 1920-1930 qui se sont ralliés au régime de Vichy, par pacifisme, et ont soutenu, à des degré divers, le principe de collaboration : Georges Blondel, René Laforgue, Marcelle Capy, Jean Cocteau, Jean Giono, Maurice Rostand, Marcel Aymé,  Pierre Benoit, Jacques de Lacretelle, Marcel Jouhandeau, André Thérive.

Les journalistes sont nombreux à avoir ainsi basculé de la défense des bons sentiments humanitaires et anti-racistes à un soutien inconditionnel du régime du maréchal Pétain :Emile Roche et Pierre Dominique (« La République »), Robert de Beauplan, Stéphane Lauzanne (rédacteur en chef du Matin), Léon Bailby (Le Jour), Alain Laubreaux (l’Oeuvre,  journal de gauche avant l’occupation). Certains vont même prendre des positions pro-allemandes : Pierre-Antoine Cousteau (rédacteur en chef de Paris-Soir) ; Jean Luchaire (patron des Nouveaux Temps), homme de gauche dans les années 1920 et 1930, devenu hitlérien après l’occupation.

 

III/ Personnalités de l’ultra-collaboration

Deux sont particulièrement célèbres :

Marcel Déat, député SFIO, crée l’Union socialiste républicaine en 1935 et soutien le Front populaire, membre du comité de vigilance antifasciste, chantre de l’antiracisme dans les années 1920 et 1930 : « Il n’y a pas de pays qui soit plus réfractaire que la France à la notion de race, elle qui est l’admirable résultante historique de mélanges constants et de métissages indéfinis »… Les bons sentiments de Marcel Déat le conduisent au pacifisme (« Mourir pour Dantzig, non !), puis le transforment en partisan fanatique de la collaboration avec le Reich hitlérien.

Jacques Doriot dirige les Jeunesses communistes à partir de 1923, maire de Saint Denis en 1931, haut responsable du PCF, il crée sont parti populaire français en 1936. Dans les années 1920, il est l’avocat passionné de l’antimilitarisme et de l’anticolonialisme. Contrairement au reste du Parti communiste, il est proche de la LICA, condamne avec véhémence le racisme et l’antisémitisme. A partir de 1940, il prône l’intégration de la France dans l’Europe nationale socialiste, crée la légion française des volontaires qui combat en Russie aux côtés de la Wehrmacht.

L’auteur ne se limite pas à ces deux noms et présente le parcours de nombreuses personnalités, plusieurs centaines, venues de la gauche,  dans les années 1920-1930  le plus souvent socialistes ou communistes, qui ont ainsi basculé du culte des bons sentiments humanistes à l’engagement ultra-collaborationniste, par exemple  : Marc Augier(mouvement des auberges de jeunesse), Jean-Marie Marcel Capron (maire d’Alforville, PC), Jean-Marie Clamamus (maire de Bobigny, PC), Paul Perrin (député SFIO de la Seine), André Grisoni (radical-socialiste, maire de Courbevoie), Maurice Levillain (président du conseil général de la Seine – SFIO), Barthélémy Montagnon, Paul Rives (SFIO), René Château (député radical-socialiste, membre de la ligue des droits de l’homme), Claude Jamet (proche des communistes et des socialistes), Camille Planche (SFIO), Léon Emery (ligue des droits de l’homme, comité de vigilance anti-fasciste), George Dumoulin (CGT, SFIO), Maurice Ivan Sicard (venu de l’extrême gauche anti-fasciste), Pierre Thurotte (SFIO), Pierre Bonardi (LICA), Adrien Marquet (SFIO, maire de Bordeaux), etc.

IV/ Les origines nationalistes d’une partie de la Résistance

L’auteur pourfend la vision classique de la Résistance (supposée surtout de gauche) et démontre qu’elle trouve en grande partie ses origines dans la droite française, la droite républicaine mais aussi dans les mouvements nationalistes comme les Camelots du Roi, les Jeunesses Patriotes, dont de nombreux militants ont refusé de suivre Maurras lorsque celui-ci a approuvé l’accord de Munich, l’armistice et la Collaboration. Parmi ces initiateurs de la Résistance française se trouvent notamment D’Estienne d’Orves, Rémy, Pierre Fourcaud, Maurice Duclos, André Dewavrin, Loustanau-Lacau, Marie-Madeleine Fourcade, Colonel Groussard, Pierre Nord, le Colonel arnould, Henri Frenay, Pierre de Benouville,  Charles Vallin, les frères François et Henri d’Astier de la Vigerie, etc.

*                                              *                                              *

Ce livre de Simon Epstein renverse un pilier idéologique de la pensée dominante depuis 1945 . Il montre l’ambivalence de certains sentiments humanitaires affichés et souligne à quel point les professions de foi humanistes et la bonne conscience anti-racistes ne conduisent pas forcément au choix du courage et de la générosité. Voilà pourquoi cet ouvrage audacieux, dérangeant, a été reçu dans le silence et l’indifférence.

Maxime TANDONNET

[1] Ligue internationale contre l’antisémitisme, ancêtre de la LICRA

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5 février 2018 1 05 /02 /février /2018 19:48

 

Le temps des précautions oratoires est révolu ; il convient de nommer les choses pour permettre la préparation d’une réaction démocrate concertée, notamment au sein des services publics.

Le libéralisme était une doctrine déduite de la philosophie des Lumières, à la fois politique et économique, qui visait à imposer à l’Etat la distance nécessaire au respect des libertés et à l’avènement des émancipations démocratiques. Il a été le moteur de l’avènement et des progrès des démocraties occidentales. Le néolibéralisme est cet économisme total qui frappe chaque sphère de nos sociétés et chaque instant de notre époque. C’est un extrémisme.

Le fascisme se définit comme l’assujettissement de toutes les composantes de l’État à une idéologie totalitaire et nihiliste. (1)

Je prétends que le néolibéralisme est un fascisme car l’économie a proprement assujetti les gouvernements des pays démocratiques mais aussi chaque parcelle de notre réflexion. L’État est maintenant au service de l’économie et de la finance qui le traitent en subordonné et lui commandent jusqu’à la mise en péril du bien commun. L’austérité voulue par les milieux financiers est devenue une valeur supérieure qui remplace la politique. Faire des économies évite la poursuite de tout autre objectif public. Le principe de l’orthodoxie budgétaire va jusqu’à prétendre s’inscrire dans la Constitution des Etats. La notion de service public est ridiculisée.

Le nihilisme qui s’en déduit a permis de congédier l’universalisme et les valeurs humanistes les plus évidentes : solidarité, fraternité, intégration et respect de tous et des différences. Même la théorie économique classique n’y trouve plus son compte : le travail était auparavant un élément de la demande, et les travailleurs étaient respectés dans cette mesure ; la finance internationale en a fait une simple variable d’ajustement.

Déformation du réel

Tout totalitarisme est d’abord un dévoiement du langage et comme dans le roman de Georges Orwell, le néolibéralisme a sa novlangue et ses éléments de communication qui permettent de déformer le réel. Ainsi, toute coupe budgétaire relève-t-elle actuellement de la modernisation des secteurs touchés. Les plus démunis ne se voient plus rembourser certains soins de santé et renoncent à consulter un dentiste ? C’est que la modernisation de la sécurité sociale est en marche.

L’abstraction domine dans le discours public pour en évincer les implications sur l’humain. Ainsi, s’agissant des migrants, est-il impérieux que leur accueil ne crée pas un appel d’air que nos finances ne pourraient assumer. De même, certaines personnes sont-elles qualifiées d’assistées parce qu’elles relèvent de la solidarité nationale.

Culte de l’évaluation

Le darwinisme social domine et assigne à tous et à chacun les plus strictes prescriptions de performance : faiblir c’est faillir. Nos fondements culturels sont renversés : tout postulat humaniste est disqualifié ou démonétisé car le néolibéralisme a le monopole de la rationalité et du réalisme. Margaret Thatcher l’a indiqué en 1985 : « There is no alternative ». Tout le reste n’est qu’utopie, déraison et régression. Les vertus du débat et de la conflictualité sont discréditées puisque l’histoire est régie par une nécessité.

Cette sous-culture recèle une menace existentielle qui lui est propre : l’absence de performance condamne à la disparition et dans le même temps, chacun est inculpé d’inefficacité et contraint de se justifier de tout. La confiance est rompue. L’évaluation règne en maître, et avec elle la bureaucratie qui impose la définition et la recherche de pléthore d’objectifs et d’indicateurs auxquels il convient de se conformer. La créativité et l’esprit critique sont étouffés par la gestion. Et chacun de battre sa coulpe sur les gaspillages et les inerties dont il est coupable.

La Justice négligée

L’idéologie néolibérale engendre une normativité qui concurrence les lois du parlement. La puissance démocratique du droit est donc compromise. Dans la concrétisation qu’ils représentent des libertés et des émancipations, et l’empêchement des abus qu’ils imposent, le droit et la procédure sont désormais des obstacles.

De même le pouvoir judiciaire susceptible de contrarier les dominants doit-il être maté. La justice belge est d’ailleurs sous-financée ; en 2015, elle était la dernière d’un classement européen qui inclut tous les états situés entre l’Atlantique et l’Oural. En deux ans, le gouvernement a réussi à lui ôter l’indépendance que la Constitution lui avait conférée dans l’intérêt du citoyen afin qu’elle joue ce rôle de contre-pouvoir qu’il attend d’elle. Le projet est manifestement celui-là : qu’il n’y ait plus de justice en Belgique.

Une caste au-dessus du lot

La classe dominante ne s’administre pourtant pas la même potion qu’elle prescrit aux citoyens ordinaires car austérité bien ordonnée commence par les autres. L’économiste Thomas Piketty l’a parfaitement décrit dans son étude des inégalités et du capitalisme au XXIe siècle (Seuil 2013). Malgré la crise de 2008, et les incantations éthiques qui ont suivi, rien ne s’est passé pour policer les milieux financiers et les soumettre aux exigences du bien commun. Qui a payé ? Les gens ordinaires, vous et moi. Et pendant que l’État belge consentait sur dix ans des cadeaux fiscaux de 7 milliards aux multinationales, le justiciable a vu l’accès à la justice surtaxé (augmentation des droits de greffe, taxation à 21 % des honoraires d’avocat). Désormais pour obtenir réparation, les victimes d’injustice doivent être riches.Ceci dans un Etat où le nombre de mandataires publics défie tous les standards mondiaux. Dans ce secteur particulier, pas d’évaluation ni d’études de coût rapportée aux bénéfices. Un exemple : plus de trente ans après le fédéralisme, l’institution provinciale survit sans que personne ne puisse dire à quoi elle sert. La rationalisation et l’idéologie gestionnaire se sont fort opportunément arrêtées aux portes du monde politique.

Idéal sécuritaire

Le terrorisme, cet autre nihilisme qui révèle nos faiblesses et notre couardise dans l’affirmation de nos valeurs, est susceptible d’aggraver le processus en permettant bientôt de justifier toutes les atteintes aux libertés, à la contestation, de se passer des juges qualifiés inefficaces, et de diminuer encore la protection sociale des plus démunis, sacrifiée à cet « idéal » de sécurité.

Le salut dans l’engagement

Ce contexte menace sans aucun doute les fondements de nos démocraties mais pour autant condamne-t-il au désespoir et au découragement ?

Certainement pas. Voici 500 ans, au plus fort des défaites qui ont fait tomber la plupart des Etats italiens en leur imposant une occupation étrangère de plus de trois siècles, Nicolas Machiavel exhortait les hommes vertueux à tenir tête au destin et, face à l’adversité des temps, à préférer l’action et l’audace à la prudence. Car plus la situation est tragique, plus elle commande l’action et le refus de « s’abandonner » (Le prince, chapitres XXV et XXVI).

Cet enseignement s’impose à l’évidence à notre époque où tout semble compromis. La détermination des citoyens attachés à la radicalité des valeurs démocratiques constitue une ressource inestimable qui n’a pas encore révélé, à tout le moins en Belgique, son potentiel d’entraînement et sa puissance de modifier ce qui est présenté comme inéluctable. Grâce aux réseaux sociaux et à la prise de parole, chacun peut désormais s’engager, particulièrement au sein des services publics, dans les universités, avec le monde étudiant, dans la magistrature et au barreau, pour ramener le bien commun et la justice sociale au cœur du débat public et au sein de l’administration de l’État et des collectivités.

Le néolibéralisme est un fascisme. Il doit être combattu et un humanisme total doit être rétabli.

 Le Soir, Manuela Cadelli (présidente de l'association syndicale de la magistrature), 03-03-2016

(1)  Le nihilisme est une doctrine ou attitude, fondée sur la négation de toutes valeurs, croyances ou réalités substantielles.

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29 novembre 2017 3 29 /11 /novembre /2017 14:16

 

L'autoritarisme des régimes socialistes actuels a encouragé au sein de la Gauche non seulement une compréhension nouvelle de la démocratie politique, mais également la croyance grandissante qu'une "révolution culturelle" pourrait être l'élément décisif si l'on veut tenter de mettre en place une société réellement démocratique. (...) Ce concept insaisissable suppose en général que les vieilles habitudes de soumission à l'autorité tendent à réapparaître d'elles-mêmes au sein même des mouvements dont les objectifs sont démocratiques, et qu'à moins que ces habitudes soient extirpées à la racine, les mouvements révolutionnaires continueront à recréer  les conditions qu'ils cherchent précisément à abolir. 

 

tele pop droit

(...) Mais quoi qu'il en soit, toutes ces positions - quant à la révolution culturelle à mener - se basent sur un socle commun de postulats relatifs aux effets  dissolvants de la modernité sur les modes de pensée "traditionnels". La démocratisation de la culture, si l'on en croît cette opinion dominante, exigerait au préalable un programme éducatif ou un processus capable d'arracher les individus à leur contexte familier, et d'affaiblir les liens de parenté, les traditions locales et régionales, et toutes les formes d'enracinement dans un lieu. (...)

Ce modèle implicite d'éducation éclairée exige d'être révisé. Il est à bien des égards profondément fallacieux. Il sous-estime la solidité et la valeur des attachements traditionnels. Il donne à tort l'impression d'une stagnation intellectuelle et technologique des sociétés "traditionnelles", et il encourage par là une surestimation des réalisations de l'esprit moderne émancipé. Non seulement il exagère les effets libérateurs du déracinement, mais il défend une conception très pauvre de la liberté. Il confond, en effet, la liberté avec l'absence de contraintes. (...)

Depuis le XVIII siècle, l'offensive contre les particularismes culturels et l'autorité patriarcale, qui encourageait - tout du moins au début -  la confiance en soi et la pensée critique, s'est trouvée accompagnée de la création d'un marché universel de marchandises, dont les effets furent exactement inverses. Ces deux processus appartiennent indissolublement à la même séquence historique. Le développement d'un marché de masse qui détruit l'intimité, décourage l'esprit critique et rend les individus dépendants de la consommation, qui est supposée satisfaire leurs besoins, anéantit les possibilités d'émancipation que la suppression des anciennes contraintes pesant sur l'imagination et l'intelligence avait laissé entrevoir. En conséquence, la liberté prise par rapport à ces contraintes en vient souvent, dans la pratique, à signifier la seule liberté de choisir entre des marchandises plus ou moins similaires. L'homme ou la femme moderne, éclairé, émancipé, se révèle ainsi, lorsqu'on y regarde de plus près, n'être qu'un consommateur beaucoup moins souverain qu'on ne le croît. Loin d'assister à la démocratisation de la culture, il semble que nous soyons plutôt les témoins de son assimilation totale aux exigences du marché.

Or la confusion entre la démocratie et la libre circulation des biens de consommation est devenue si profonde que les critiques formulées contre cette industrialisation de la culture sont désormais automatiquement rejetées comme critiques de la démocratie elle-même; tandis que , d'un autre côté, la culture  de masse en vient à être défendue au nom de l'idée qu'elle permet à chacun d'accéder à un éventail de choix jadis réservés aux riches. (...)

Le trait le plus remarquable de ce débat sur la culture de masse est le fait que beaucoup de partisans de la gauche, par souci de se disculper du moindre soupçon d'élitisme, ont fini - pour défendre la culture de masse - par recourir à une variante de cette idéologie de la libre entreprise, qu'ils rejetteraient sur le champ si d'autres l'utilisaient comme un argument  destiné à soustraire le monde insdustriel aux interventions gouvernementales. (...) La "noble vision" évoquée par Whitman1 d'une culture démocratique élaborée par des intellectuels "à la fois si talentueux et si populaires qu'ils pourraient en influencer les élections" en était venue à apparaître absurde. 

Les avocats d'une culture de haut niveau se retrouvaient ainsi sur les mêmes positions que leurs adversaires. Aucune des deux parties ne croyait plus à la possibilité d'une véritable démocratisation de la culture. (...) Les écoles  ont abandonné tout effort réel de transmettre "ce que l'on sait  et ce que l'on pense de mieux dans le monde". Elles travaillent sur la base du postulat qui veut qu'une culture de haut niveau soit intrinsèquement élitiste, que personne ne devrait être obligé d'apprendre quoi que ce soit de difficile.

Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ? (1981)

 

1- Poète et humaniste américain (1819-1892)

 

Questions

1.Résumez les critiques principales formulées par C. Lasch quant à la culture de masse

2.Expliquez la phrase soulignée dans l'extrait.

3.La vision défendue par Whitman correspond-elle à la culture de masse ? Justifiez votre réponse

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27 septembre 2017 3 27 /09 /septembre /2017 19:29
Faire table rase du passé ?

 

La Table rase cartésienne est peut-être le plus fort mensonge philosophique de tous les temps. C'est en tout cas celui dont l'application pèse le plus de fortement sur le nôtre. L'idée de «faire table rase», de repartir à "zéro" constituent constituent toujours une tentation séduisante. Mais c'est précisement l'entreprise impossible: impossible sinon dans une  vue de l'esprit tout arbitraire, ne tenant aucun compte des réalités concrètes. Parce que tout ce qui est vie est transmis.

On ne part jamais de zéro. Freud le démontrerait au besoin. Ou encore, en termes simples, ce texte de la Genèse montre qui nous montre chaque fruit «portant sa semence» - ce qui niait d'avance toute génération spontanée. Il est saisissant de penser que chaque fois qu'elle a été transposée dans les faits, la tentation de "repartir de zéro" s'est soldée par la mort, par de multiples morts et destructions, et cela dans tous les domaines.0

Pour avoir voulu faire "Table rase", combien de fois aura-t-on stupidement détruit ce qui aurait pu être un point d'appui, pierre d'attente? Mais il sera peut-être donné à notre époque de redécouvrir l'importance de la tradition, qui est un donné vivant, susceptible comme toute vie de croître, d'acquérir, de s'enrichir de nouveaux apports. On ne pourra le faire qu'en redécouvrant l'importance de l'Histoire, qui est la recherche du vécu, ce vécu à partir duquel menons notre propre vie. Il en est de l'histoire comme des strates archéologiques: il y a toujours la couche sous-jacente, et lorsqu'on arrive au sol vierge, l'archéologue cède la main au géologue qui nous retrace, lui, l'histoire de ce sol .

Régine Pernoud, Pour en finir Avec le moyen âge, 1979

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6 décembre 2016 2 06 /12 /décembre /2016 13:42

"En fait, sans aucune exagération, le mécanisme actuel de la création de monnaie par le crédit est certainement le "cancer" qui ronge irrémédiablement les économies de marchés de propriété privée." Maurice Allais

La grande dépression de 1929-1934 et le mécanisme du crédit

L'origine et le développement de la Grande Dépression de 1929-1934 représentent certainement la meilleure illustration que l'on puisse donner des effets nocifs du mécanisme du crédit :

Ø la création de monnaie ex nihilo par le système bancaire ;

Ø la couverture fractionnaire des dépôts ;

Ø le financement d'investissements à long terme par des fonds empruntés à court terme ;

Ø le financement de la spéculation par le crédit

Ø et les variations de la valeur réelle de la monnaie et de l'activité économique qui en résultent.

L'ampleur de la crise de 1929 a été la conséquence inévitable de l'expansion déraisonnable des crédits boursiers qui l'a précédée aux États-Unis et de la montée extravagante des cours de Bourse qu'elle a permise, sinon suscitée. 

Au regard de la prospérité de l'économie et de la montée des cours jusqu'en 1929, le diagnostic de l'opinion dominante était aussi général qu'affirmatif. Il s'agissait d'une « New Era », d'une nouvelle ère de prospérité générale, qui s'ouvrait au monde entier.

Cependant, l'analyse qui précède montre avec quelle prudence on doit considérer la prospérité d'une économie en termes réels, dès lors que se développent des déséquilibres potentiels, à première vue mineurs en valeur relative, mais susceptibles d'entraîner, lorsqu'ils se concrétisent et se cumulent, de profondes modifications de la psychologie collective.

 

La crise mondiale d’aujourd’hui et la Grande Dépression: de profondes similitudes

 

D De profondes similitudes apparaissent entre la crise mondiale d'aujourd'hui et la Grande Dépression de 1929-1934: la création et la destruction de moyens de paiement par le système du crédit, le financement d'investissements à long terme avec des fonds empruntés à court terme, le développement d'un endettement gigantesque, une spéculation massive sur les actions et les monnaies, un système financier et monétaire fondamentalement instable.

Cependant, des différences majeures existent entre les deux crises. Elles correspondent à des facteurs fondamentalement aggravants.

·       1- En 1929 , le monde était partagé entre deux zones distinctes : d'une part, l'Occident, essentiellement les États-Unis et l'Europe et, d'autre part, le monde communiste, la Russie soviétique et la Chine. Une grande part du tiers-monde d'aujourd'hui était sous la domination des empires coloniaux, essentiel­lement ceux de la Grande-Bretagne et de la France. 

Aujourd'hui, depuis les années 70, une mondialisation géographiquement de plus en plus étendue des économies s'est développée, incluant les pays issus des anciens empires coloniaux, la Russie et les pays de l'Europe de l'Est depuis la chute du Mur de Berlin en 1989. La nouvelle division du monde se fonde sur les inégalités de développement économique.

Il y a ainsi entre la situation de 1929 et la situation actuelle une différence considérable d’échelle, c’est le monde entier qui actuellement est concerné. 

·       2- Depuis les années 70, une seconde différence, majeure également et sans doute plus aggravante encore, apparaît relativement à la situation du monde de 1929. 

Une mondialisation précipitée et excessive a entraîné par elle-même des difficultés majeures. Une instabilité sociale potentielle est apparue partout, une accentuation des inégalités particulièrement marquée aux États-Unis, et un chômage massif en Europe occidentale

La Russie et les pays de l'Europe de l'Est ont rencontré également des difficultés majeures en raison d'une libéralisation trop hâtive. 

Alors qu'en 1929 le chômage n'est apparu en Europe qu'à la suite de la crise financière et monétaire, un chômage massif se constate déjà aujourd'hui au sein de l'Union européenne, pour des causes très différentes, et ce chômage ne pourrait qu'être très aggravé si la crise financière et monétaire mondiale d'aujourd'hui devait se développer. 

·      3- En fait, on ne saurait trop insister sur les profondes similitudes, tout à fait essentielles, qui existent entre la crise d'aujourd'hui et les crises qui l'ont précédée, dont la plus significative est sans doute celle de 1929. Ce qui est réellement important, en effet, ce n'est pas tant l'analyse des modalités relativement complexes, des « technicalities » de la crise actuelle, qu'une compréhension profonde des facteurs qui l'ont générée. 

De cette compréhension dépendent en effet un diagnostic correct de la crise actuelle et l'élaboration des réformes qu'il conviendrait de réaliser pour mettre fin aux crises qui ne cessent de ravager les économies depuis au moins deux siècles, toujours de plus en plus fortes en raison de leur extension progressive au monde entier. 

Rien de fondamentalement nouveau dans la crise de 1929

Ce qui, pour l'essentiel, explique le développement de la New Era, aux États-Unis et dans le monde, dans les années qui ont précédé le krach de 1929, c'est l'ignorance, une ignorance profonde de toutes les crises du XIXe siècle et de leur signification réelle.

La crise de 1929-1934 n'était en fait qu'une répétition particulièrement marquée des crises qui s'étaient succédé au XIXème siècle[10], et dont sans doute la crise de 1873-1879 avait été une des plus significatives. En fait toutes les grandes crises des XVIII, XIX et XX siècles ont résulté du développement excessif des promesses des promesses de payer et de leur monétisation. Partout et à toute époque, les mêmes causes génèrent les mêmes effets et ce qui doit arriver arrive.

Maurice Allais

 

[10] 

  Lors de la crise de 1837, le révérend Leonard Bacon déclarait dans son sermon du 21 mai : « A few months ago, the unparalleled prosperity of our country was the theme of universal gratulation. Such a development of resources, so rapid an augmentation of individual and public wealth, so great a manifestation of the spirit of enterprise, so strong and seemingly rational a confidence in the prospect of unlimited success, were never known before. But how suddenly bas all this prosperity been arrested ! That confidence, which in modern times, and especially in our own country, is the basis of commercial intercourse, is fai­ling in every quarter ; and all the financial interests of the country seem to be convulsed and disorganized. The merchant whose business... [was] conducted on safe principIes... [finds that] loss succeeds to loss, till he shuts up his manufactory and dismisses his laborers. The speculator who dreamed himself rich, finds his fancied riches disappearing like an! exhalation... What more may before us... It is enough to know that this distress is hourly becoming wider and more intense...» (in Irving Fisher, Booms and Depressions, 1932).

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2 novembre 2016 3 02 /11 /novembre /2016 23:23

Dès le XVI siècle, plusieurs conditions essentielles de l'essor du capitalisme moderne se trouvaient réunies:

- accroissement des moyens de paiement

- demande sans cesse croissante

- formation d'une main d'oeuvre  bon marché

- naissance d'un esprit capitaliste

Mais un autre facteur, politique celui-là, était encore nécessaire. L'ampleur des transactions et l'élargissement des marchés supposaient l'abolition de multiples barrières dont était hérissée la société encore féodale de la fin du Moyen-Âge; les entreprises maritimes lointaines, dans une époque où la piraterie était considérée comme une activité presque honorable, représentaient des risques considérables et exigeaient de puissantes protections.

Seul l'Etat national pouvait garantir à la nouvelle classe capitaliste la liberté et la sécurité.(...) C'est l'Etat qui assura la facilité des communications en construisant des routes, des canaux, des ports, en protégeant par sa flotte de guerre les convois commerciaux; c'est lui qui simplifia les opérations financières en exerçant seul son droit régalien de frapper la monnaie; c'est lui encore qui protégea le commerce en édictant des réglementations défavorables à la concurrence étrangère (tarifs douaniers de 1664 et 1667 en France, acte de navigation britannique de 1651); lui enfin qui prit l'initiative de créer de grandes compagnies commerciales telles que les Compagnies des Indes occidentales et orientales.

La doctrine économique de l'Etat aux XVII-XVIII siècles est restée sous le nom de mercantilisme. Elle comportait 3 principes essentiels:

1- la seule véritable richesse est le numéraire, l'or et les métaux précieux

2- pour accroître le stock monétaire, il est nécessaire d'avoir une balance favorable

3- pour obtenir une telle balance, il faut exporter des produits de valeur, manufacturés, mais en même temps s'assurer des matières premières à bas prix et des débouchés en fondant des comptoirs et des colonies sur lesquels l'industrie nationale posséderait un monopole. (...)

Colbert en fondant des manufactures devait être le créateur en France de la grande industrie. Pourvue d'un privilège royal, la manufacture du XVII siècle jouissait d'un monopole de fabrication; à la différence des usines modernes, elle faisait le plus souvent travailler de petits ateliers dispersés, mais elle était exemptée du contrôle corporatif et inaugurait ainsi le déracinement des travailleurs hors des cadres qui les avaient jusqu'alors protégés. (...)

Jean-Baptiste Colbert

Le passage à une autre forme de capitalisme s'est fait sentir peu à peu, à partir de la fin du XVII siècle, tandis que la masse des capitaux ne cessait de grossir grâce à l'attrait désormais universel exercé par les grandes aventures commerciales, par la richesse immobilière, susceptible d'un essor rapide. En France comme en Angleterre les premières années du XVIII siècle virent une fièvre de la spéculation que des scandales financiers comme celui de Law à Paris, de la Compagnies des Indes du Sud à Londres, ne découragèrent qu'un instant. Vers 1750 les capitaux accumulés étaient tels qu'ils allaient être capables de donner toute leur ampleur aux découvertes technologiques qui, dans une société plus pauvre, seraient restées inutilisables.(...)

Les premières grandes innovations technologiques concernèrent l'industrie textile qui était l'industrie de pointe en Angleterre: en 1765, la "Jenny" de James Hargreaves, machine à filer le coton; en 1768 le "waterframe" de Richard Arkwright, machine à filer utilisant la force de l'eau. Pourtant les inventions ne furent pas la cause principale de la révolution industrielle d'où allait sortir le capitalisme moderne. Cette cause fut d'abord commerciale: les inventions n'auraient servi à rien s'il n'y avait pas eu de marchés pour absorber une production accrue. Le développement commercial du port de Liverpool précéda et provoqua l'essor industriel de Manchester et du Lancashire. 

La nécessité d'étendre les marchés allait entraîner la révision progressive des doctrines mercantilistes qui avec ses barrières protectionnistes et ses règlements dirigistes imposés par les Etats avaient été le berceau protecteur du capitalisme dans l'enfance; arrivé à l'âge adulte le capitalisme réclama une liberté complète qui ne devait être limitée que par la liberté des autres capitalistes, c'est à dire par la concurrence.

Ce changement de mentalité qui trouva son expression la plus radicale dans l'ouvrage d'Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), était apparu dès le début du siècle.(...) Plus tard l'école française des physiocrates, tournée il est vrai surtout vers l'agriculture préconisera un régime de liberté que Turgot s'efforcera d'imposer par ses réformes (1774-1776). Mais Turgot sera renversé par la coalition des privilégiés.

Adam Smith

La France par rapport à l'Angleterre est alors désavantagée à niveau politique: tandis que dans le régime parlementaire britannique la classe des capitalistes exerça rapidement une influence  sur le pouvoir, en France la monarchie absolue se devait de préserver par des mesures artificielles les intérêts déjà condamnés  des premiers ordres traditionnels de la nation. La France prit alors un retard qui ne devait pas être rattrapé. Sans doute, en 1789, se tourna-t-elle vers la liberté politique et économique: elle abolit d'un coup les innombrables barrières douanières intérieures, les péages, les droits féodaux, les réglementations corporatives; en 1791 elle entreprit même l'abaissement des tarifs douaniers extérieurs; mais cette oeuvre de réforme fut interrompue par la guerre, qui commença en 1792 et ne s'acheva qu'en 1815. Napoléon Ier poussa le protectionnisme jusqu'à ses extrêmes limites en instaurant le Blocus continental.

Dictionnaire Mourre, article "Capitalisme"

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